Alors que la majorité municipale se prépare à investir dans l’extension du réseau de vidéo »protection », il n’est pas inutile d’approfondir un peu la question. Vient de paraître sans doute la première étude sérieuse sur le sujet et il s’avère que le discours des politiques est fortement battu en brèche.
Voici le texte de l’interview de l’auteur paru il y a quelques jours dans le quotidien Libération. Un résumé très parlant et révélateur… A noter que pour l’auteur, les termes de vidéosurveillance et de vidéoprotection sont deux mots qui concernent une seule et unique technologie et sont parfaitement interchangeables.
Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS et membre du Laboratoire méditerranéen de sociologie, publie « Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de… la vidéosurveillance » (Armand Colin). Ce spécialiste des questions de sécurité étudie depuis des années ces dispositifs dont les municipalités sont friandes.
Pourquoi avez-vous initié cette enquête sur la vidéosurveillance ? Et quelle a été votre méthode de travail ?
Mon idée est d’évaluer l’impact réel de la vidéosurveillance sur la délinquance. Pour faire cela, il faut accéder à un certain type de données, mais elles sont cachées ! Or, de 2012 à 2016, j’ai pratiqué des diagnostics locaux de sécurité pour le compte des villes et des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). J’ai accepté mais à condition qu’on me laisse voir ce que je veux. A partir de là, j’ai pu mesurer l’écart entre ce que disent les promoteurs de la vidéosurveillance et la réalité de ses usages.
Première surprise en lisant votre livre, les autorités ne tiennent aucune comptabilité rigoureuse sur le nombre de caméras présentes sur la voie publique en France…
J’ai d’abord exhumé un chiffre, donné par le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) en 2016, faisant état de 52 000 caméras. Cela m’a paru faible. Je suis alors allé voir ce que dit la Cnil – qui ne tient pas non plus un inventaire, mais qui est souvent pour des contrôles. Enfin, j’ai écouté les marchands de caméras. En faisant des additions, je suis arrivé à une estimation d’au moins 150 000 caméras de rue, et plus de 1,5 million de caméras filmant les lieux «ouverts au public». On est loin du chiffre du ministère de l’Intérieur…
Est-ce une volonté politique de ne pas fournir un chiffre précis ?
Les politiques aiment les chiffres quand ils s’en servent comme arguments d’autorité. Mais surtout pas pour évaluer leurs choix. Si je devais simplifier en une phrase à quoi servent les caméras, je dirais : d’abord à faire de la politique sur le mode sécuritaire. Parmi les villes pionnières, on compte notamment Levallois-Perret alors dirigée par Patrick Balkany, ou encore Nice avec Christian Estrosi. Evaluer sérieusement l’efficacité de la vidéosurveillance serait un risque pour ces élus. Il est bien plus commode de rester dans le flou quand on parle d’un sujet, ça permet de dire tout et n’importe quoi dessus. Le réel fait peur aux politiques. Depuis les attentats de Charlie Hebdo, la vidéosurveillance est de plus en plus invoquée par les élus comme une protection contre le terrorisme. Or c’est une tromperie. Que se passe t-il après chaque attentat ? On retrouve après coup des images des assassins arrivant sur les lieux. Quand tout le monde est déjà mort. Ça nous fait une belle jambe ! Voyez le 14 juillet 2016 à Nice. Et pourtant ça ne sert pas de leçon.
Est-ce que les années Sarkozy, particulièrement fastes pour la vidéosurveillance, ont été prolongées par les gouvernements de gauche ?
Oui. Le pourcentage des crédits du fonds interministériel de prévention de la délinquance dédiés à la vidéo a diminué mais il n’y a jamais eu de remise en cause par la gauche. Le plus étonnant, c’est qu’il n’y a même jamais eu de recherche d’une véritable évaluation. C’est assez Français semble t-il. Quand les Anglais se sont lancés dans la vidéo, dix ans avant la France de Nicolas Sarkozy en 2007, des crédits ont été alloués à l’évaluation dès le départ. En France, jamais. Dès lors on ne sort jamais des approches idéologiques ou philosophiques. C’est un problème pour notre démocratie.
Les maires sont-ils soumis à la pression de leurs administrés pour installer des caméras ?
Il y a plusieurs formes de pression qui s’exercent sur les élus. D’abord celle des préfets et des policiers ou gendarmes. Ensuite la pression issue du jeu politique local quand un maire a une opposition municipale qui instrumentalise les faits de délinquance afin de pousser en faveur de la vidéosurveillance si la commune n’en est pas déjà pourvue. Il y a aussi les polices municipales qui se servent des caméras pour s’affirmer davantage dans leur position de rivalité/imitation avec les polices nationales. Et puis, les caméras se banalisant, parfois certains habitants incitent également les élus à s’équiper, réclamant au fond une sorte de droit à avoir sa caméra pour se sentir mieux protégé. Enfin, quand les communes environnantes en sont dotées, celles qui restent ressentent une pression de «mise en conformité».
Quels sont les principales critiques à formuler contre la vidéosurveillance ?
Elles sont multiples. Il y a d’abord le mythe du «vidéoflag», qui veut que la caméra capture automatiquement l’image des auteurs d’infractions. En réalité, la déperdition est énorme, la caméra pouvant ne pas filmer telle rue, ne pas être braquée sur le bon endroit au bon moment, être entravée par des obstacles, du feuillage, etc. Ces limites objectives de la technique, personne n’en parle. L’autre limite, je l’ai observée dans les centres de surveillance urbains (CSU), c’est la difficulté des opérateurs qui observent des dizaines d’écrans à savoir quoi regarder exactement. Leur travail est monotone et souvent inutile. La plupart du temps il ne se passe rien de spécial dans les rues et ils s’ennuient. Ensuite, la vidéosurveillance conduit souvent à un simple déplacement de la délinquance. A titre d’exemple, le trafic de stupéfiants, qui se déroulait là où des caméras ont été installées, se déplace de quelques rues. En clair, le problème reste entier, il ne se déroule simplement plus au même endroit. Enfin dernière critique : face à l’inutilité de la surveillance «en direct» par les opérateurs, le système est de plus en plus détourné vers la vidéoverbalisation des infractions routières bénignes de la vie quotidienne. Ce dont bien sûr aucun élu ne se vante…
Et d’un point de vue strictement judiciaire ?
J’ai étudié le détail des réquisitions d’images dans certaines villes. Cela permet de comprendre ce que les policiers ou les gendarmes cherchent. On s’imagine que la caméra va proposer un gros plan parfait sur la personne en plein braquage, quelle sottise ! La plupart du temps, ils cherchent une voiture et sa plaque d’immatriculation, et non une personne. Donc ça ne permet pas de constater un flagrant délit mais plutôt de soupçonner une présence, de reconstituer un itinéraire, de tester un alibi, etc. Si cela peut être utile, l’apport de la caméra n’est presque jamais déterminant à lui seul. A Marseille, la préfecture de police a demandé aux services de police de faire des statistiques pour savoir dans combien de cas la vidéo avait été inutile, utile ou déterminante. Sur la dernière année étudiée, on constate qu’il y a 105 faits vraiment élucidés grâce à la vidéosurveillance. Concrètement, ça veut dire que tous les trois jours, les médias locaux peuvent recevoir un communiqué de presse triomphateur de la mairie pour annoncer que grâce à la vidéosurveillance telle infraction a été élucidée. Mais la vraie question est la suivante : ce sont 105 faits d’accord, mais par rapport à combien de faits se commettant globalement dans la ville dans toute l’année ? Et là, la réalité est toute autre puisque la police nationale traite près de 60 000 faits de voie publique par an à Marseille ! On peut dès lors émettre des doutes sur le rapport coût/avantage d’un tel investissement.
Qu’en est-il du développement de la reconnaissance faciale des citoyens par les caméras ? On a l’impression d’une fuite en avant vers toujours plus de technologie…
Heureusement que nous sommes en France et pas en Chine où toute la population est fichée et où la reconnaissance faciale installée à tous les carrefours des villes permet de surveiller les déplacements de tous les citoyens… En France, il s’agit surtout de l’étape actuelle du marketing des industriels. On sait que la détection en direct ne marche pas bien alors on prétend qu’il existe une «vidéosurveillance intelligente» aidée par des logiciels. C’est pour faire du commerce. Et l’étape suivante est déjà prête : les drones. C’est l’alliance des intérêts politiques et des intérêts commerciaux qui assure le succès de la vidéosurveillance. Le drame est qu’on ne s’interroge jamais sur les besoins réels de la population.